Réformer le droit du travail, ou comment précariser l’emploi sans lutter contre le chômage (Mireille Bruyère, Anne Eydoux, Anne Fretel, Sabina Issehnane, membres du collectif d’animation des économistes atterrés)
Le premier Ministre l'a réaffirmé à l’Université d’été du parti socialiste : il faudrait réformer le code du travail devenu « inefficace ». Trop étoffé, il se serait mué en épouvantail, effarouchant les employeurs qui veulent embaucher. Comme si le chômage en France s'expliquait par la complexité tatillonne et tracassière du droit du travail. Cette idée n'est pas nouvelle, elle a été portée durant tout le XXème siècle par les apôtres du libéralisme et le patronat. Elle a été reprise en 1999 par le Medef dans son projet de « refondation sociale » réclamant moins de lois et plus d’accords et de contrats. Elle a déjà inspiré une série de réformes, y compris dans la loi Macron. Mais sa validité n’a jamais été démontrée. Cela n'a pas empêché les nouveaux tenants de la réforme du code du travail de la reprendre à leur compte sans discussion.
Dans leur récent ouvrage, Le travail et la loi, Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen affirment ainsi que « la vision d’un droit du travail perçu comme une forêt trop obscure et hostile pour qu’on s’y aventure joue contre le recrutement des salariés complémentaires dans les petites et moyennes entreprises. Et le droit du travail ainsi mystifié joue contre les travailleurs qu’il est censé protéger ». Vision et mystification, voilà sur quoi repose l’impératif de réforme ! L’ouvrage de Gilbert Cette et Jacques Barthélémy, Réformer le droit du travail, paru le 3 septembre reprend la même antienne. Selon eux, le droit du travail en France, laissant peu de place à la négociation collective, serait « un droit essentiellement réglementaire, basé sur une profusion de textes constituant un ensemble d’une complexité sans équivalent parmi les pays développés », une complexité qui serait « préjudiciable simultanément à la fonction protectrice du droit social et à l’efficacité économique ». L’efficacité économique, la lutte contre le chômage et pour l’insertion des jeunes exigeraient donc une réforme globale du droit du travail.
Pourtant, aucune étude économique, y compris celles portées par des institutions les plus libérales comme l’OCDE, n’a réussi à montrer un quelconque lien entre le niveau de la législation protectrice de l’emploi et le niveau du chômage. Surtout, rappelons que si le code du travail s’est un peu « épaissi » ces 30 dernières années, c’est sous l'influence du dogme libéral, le législateur ayant introduit de multiples régimes dérogatoires (notamment sur le temps de travail ou sur les types de contrats de travail) pour satisfaire les employeurs. Cela bien sûr sans obtenir aucun des bénéfices attendus sur l'emploi ! S’il faut simplifier et clarifier le code du travail, supprimons toutes ces exceptions et autres dérogations et revenons au principe fondateur. En 1898, le principe de la responsabilité de l’employeur en cas d’accident du travail a donné un statut juridique au salariat en reconnaissant le lien de subordination qui soumet le salarié au pouvoir de son employeur. Alors que jusqu’au début du XXe siècle ce pouvoir ne connaissait pas d’autre limite que celle de la loi pénale, le droit du travail l’a borné en dotant les travailleurs de droits collectifs.
C’est à ce droit du travail et aux protections qu’il accorde aux salariés que Gilbert Cette et Jacques Barthélémy entendent s’attaquer, en le circonscrivant à ce qu’ils nomment « l’ordre public absolu », et en lui substituant sur tout le reste un « droit conventionnel » dérogatoire issu de la négociation collective. Celui-ci permettra, disent-ils, de démultiplier les normes pour les « adapter à chaque contexte », au nom du « dynamisme économique ». Mais en réalité, l’emploi n’en sera que plus précarisé. Dans une période de chômage massif, alors que les rapports de force sont on ne peut plus défavorables aux salariés et que les taux de syndicalisation sont au plus bas, il s’agit rien moins que d’ouvrir une course au moins-disant social entre les régions, les branches, les entreprises, avec à la clé une détérioration de la situation des travailleurs et une accélération des inégalités.
Peut-on croire que les régulations du marché du travail en sortiront simplifiées ? En aucun cas, la complexité se déplaçant du droit du travail à la négociation collective : il faudra, disent les auteurs « construire un arsenal de règlement des litiges plus efficace », « développer les garanties sociales qui facilitent la portabilité des droits », etc. Peut-on croire que la situation des chômeurs en sera améliorée ? Non plus, les licenciements étant facilités, plus difficiles à contester et moins bien indemnisés. Quant à la protection sociale, elle sera également assujettie à la négociation collective… et à la course au moins-disant social.
Se concentrer sur le droit du travail en affirmant que les protections qu’il accorde aux salariés sont à la racine du chômage est sans doute une manière de faire diversion en escamotant les effets économiques des politiques néolibérales menées depuis plus de trente ans, ainsi que ceux de l'organisation de la division internationale du travail. Mener des « réformes structurelles » du marché du travail qui s'attaquent à la législation protectrice de l'emploi permet aussi aux dirigeants politiques d'afficher un volontarisme face au chômage et de satisfaire le patronat, sans engager d'importantes dépenses publiques qui constitueraient autant d’entorses à l’austérité.
Cela ne suffit pas à faire de la complexité du droit du travail la cause du chômage. Ce dernier est aujourd’hui avant tout alimenté par les politiques d'austérité qui compriment le pouvoir d’achat des populations et vident les carnets de commande des entreprises. Il est aussi nourri par la course à la compétitivité prix à laquelle se livrent les États membres de l'Union européenne, en particulier ceux de la zone euro. Se concentrer sur le droit du travail, c'est refuser de questionner la légitimité des politiques économiques suivies en Europe, alors que même des institutions comme le FMI ou l’OCDE y dénoncent l’excès d'austérité. Allons-nous devoir accepter longtemps ces réformes qui précarisent l’emploi et creusent les inégalités, sans plus d’effets sur la croissance économique, sur le chômage et l’insertion des jeunes que des coups d’épée dans l’eau ?