CRISE ET DETTE EN EUROPE : 10 FAUSSES EVIDENCES, 22 MESURES EN DEBAT POUR SORTIR DE L’IMPASSE
Introduction
La reprise économique mondiale, permise par une injection colossale de dépenses publiques dans le circuit économique (des États-Unis à la Chine), est fragile mais réelle. Un seul continent reste en retrait, l’Europe. Retrouver le chemin de la croissance n’est plus sa priorité politique. Elle s’est engagée dans une autre voie : celle de la lutte contre les déficits publics.
Dans l’Union Européenne, ces déficits sont certes élevés – 7% en moyenne en 2010 – mais bien moins que les 11% affichés par les États-Unis . Alors que des États nord-américains au poids économique plus important que la Grèce, la Californie par exemple, sont en quasi-faillite, les marchés financiers ont décidé de spéculer sur les dettes souveraines de pays européens, tout particulièrement ceux du Sud. L’Europe est de fait prise dans son propre piège institutionnel : les États doivent emprunter auprès d’institutions financières privées qui obtiennent, elles, des liquidités à bas prix de la Banque Centrale Européenne. Les marchés ont donc la clé du financement des États. Dans ce cadre, l’absence de solidarité européenne suscite la spéculation, d’autant que les agences de notation jouent à accentuer la défiance.
Il a fallu la dégradation, le 15 juin, de la note de la Grèce par l’agence Moody’s, pour que les dirigeants européens retrouvent le terme d’ « irrationalité » qu’ils avaient tant employé au début de la crise des subprimes. De même, on découvre maintenant que l’Espagne est bien plus menacée par la fragilité de son modèle de croissance et de son système bancaire que par son endettement public.
Pour « rassurer les marchés », un Fonds de stabilisation de l’euro a été improvisé, et des plans drastiques et bien souvent aveugles de réduction des dépenses publiques ont été lancés à travers l’Europe. Les fonctionnaires sont les premiers touchés, y compris en France, où la hausse des cotisations retraites sera une baisse déguisée de leur salaire. Le nombre de fonctionnaires diminue partout, menaçant les services publics. Les prestations sociales, des Pays-Bas au Portugal en passant par la France avec l’actuelle réforme des retraites, sont en voie d’être gravement amputées. Le chômage et la précarité de l’emploi se développeront nécessairement dans les années à venir. Ces mesures sont irresponsables d’un point de vue politique et social, et même au strict plan économique.
Cette politique, qui a très provisoirement calmé la spéculation, a déjà des conséquences sociales très négatives dans de nombreux pays européens, tout particulièrement sur la jeunesse, le monde du travail et les plus fragiles. A terme elle attisera les tensions en Europe et menacera de ce fait la construction européenne elle-même, qui est bien plus qu’un projet économique. L’économie y est censée être au service de la construction d’un continent démocratique, pacifié et uni. Au lieu de cela, une forme de dictature des marchés s’impose partout, et particulièrement aujourd’hui au Portugal, en Espagne et en Grèce, trois pays qui étaient encore des dictatures au début des années 1970, il y a à peine quarante ans.
Qu’on l’interprète comme le désir de « rassurer les marchés » de la part de gouvernants effrayés, ou bien comme un prétexte pour imposer des choix dictés par l’idéologie, la soumission à cette dictature n’est pas acceptable, tant elle a fait la preuve de son inefficacité économique et de son potentiel destructif au plan politique et social. Un véritable débat démocratique sur les choix de politique économique doit donc être ouvert en France et en Europe. La plupart des économistes qui interviennent dans le débat public le font pour justifier ou rationaliser la soumission des politiques aux exigences des marchés financiers.
Certes, les pouvoirs publics ont dû partout improviser des plans de relance keynésiens et même parfois nationaliser temporairement des banques. Mais ils veulent refermer au plus vite cette parenthèse. Le logiciel néolibéral est toujours le seul reconnu comme légitime, malgré ses échecs patents. Fondé sur l’hypothèse d’efficience des marchés financiers, il prône de réduire les dépenses publiques, de privatiser les services publics, de flexibiliser le marché du travail, de libéraliser le commerce, les services financiers et les marchés de capitaux, d’accroître la concurrence en tous temps et en tous lieux…
En tant qu’économistes, nous sommes atterrés de voir que ces politiques sont toujours à l’ordre du jour et que leurs fondements théoriques ne sont pas remis en cause. Les arguments avancés depuis trente ans pour orienter les choix des politiques économiques européennes sont pourtant mis en défaut par les faits. La crise a mis à nu le caractère dogmatique et infondé de la plupart des prétendues évidences répétées à satiété par les décideurs et leurs conseillers. Qu’il s’agisse de l’efficience et de la rationalité des marchés financiers, de la nécessité de couper dans les dépenses pour réduire la dette publique, ou de renforcer le « pacte de stabilité », il faut interroger ces fausses évidences et montrer la pluralité des choix possibles en matière de politique économique. D’autres choix sont possibles et souhaitables, à condition d’abord de desserrer l’étau imposé par l’industrie financière aux politiques publiques.
Nous faisons ci-dessous une présentation critique de dix postulats qui continuent à inspirer chaque jour les décisions des pouvoirs publics partout en Europe, malgré les cinglants démentis apportés par la crise financière et ses suites. Il s’agit de fausses évidences qui inspirent des mesures injustes et inefficaces, face auxquelles nous mettons en débat vingt-deux contre-propositions. Chacune d’entre elles ne fait pas nécessairement l’unanimité entre les signataires de ce texte, mais elles devront être prises au sérieux si l’on veut sortir l’Europe de l’impasse.
Fausse évidence n°1 :
les marchés financiers sont efficients
Aujourd’hui, un fait s’impose à tous les observateurs : le rôle primordial que jouent les marchés financiers dans le fonctionnement de l’économie. C’est là le résultat d’une longue évolution qui a débuté à la fin des années soixante-dix. De quelque manière qu’on la mesure, cette évolution marque une nette rupture, aussi bien quantitative que qualitative, par rapport aux décennies précédentes. Sous la pression des marchés financiers, la régulation d’ensemble du capitalisme s’est transformée en profondeur, donnant naissance à une forme inédite de capitalisme que certains ont nommée « capitalisme patrimonial », « capitalisme financier » ou encore « capitalisme néolibéral ».
Ces mutations ont trouvé dans l’hypothèse d’efficience informationnelle des marchés financiers leur justification théorique. En effet, selon cette hypothèse, il importe de développer les marchés financiers, de faire en sorte qu’ils puissent fonctionner le plus librement possible, parce qu’ils constituent le seul mécanisme d’allocation efficace du capital. Les politiques menées avec opiniâtreté depuis trente ans sont conformes à cette recommandation. Il s’est agi de construire un marché financier mondialement intégré sur lequel tous les acteurs (entreprises, ménages, États, institutions financières) peuvent échanger toutes les catégories de titres (actions, obligations, dettes, dérivés, devises) pour toutes les maturités (long terme, moyen terme, court terme). Les marchés financiers en sont venus à ressembler au marché « sans friction » des manuels : le discours économique est parvenu à créer la réalité. Les marchés étant de plus en plus « parfaits » au sens de la théorie économique dominante, les analystes ont cru que le système financier était désormais bien plus stable que par le passé. La « grande modération » – cette période de croissance économique sans hausse des salaires qu’ont connus les USA de 1990 à 2007 – a semblé le confirmer.
Aujourd’hui encore le G20 persiste dans l’idée que les marchés financiers sont le bon mécanisme d’allocation du capital. La primauté et l’intégrité des marchés financiers demeurent les objectifs finaux que poursuit sa nouvelle régulation financière. La crise est interprétée non pas comme un résultat inévitable de la logique des marchés dérégulés, mais comme l’effet de la malhonnêteté et de l’irresponsabilité de certains acteurs financiers mal encadrés par les pouvoirs publics.
Pourtant, la crise s’est chargée de démontrer que les marchés ne sont pas efficients, et qu’ils ne permettent pas une allocation efficace du capital. Les conséquences de ce fait en matière de régulation et de politique économique sont immenses. La théorie de l’efficience repose sur l’idée que les investisseurs recherchent et trouvent l’information la plus fiable possible sur la valeur des projets qui sont en concurrence pour trouver un financement. A en croire cette théorie, le prix qui se forme sur un marché reflète les jugements des investisseurs et synthétise l’ensemble de l’information disponible : il constitue donc une bonne estimation de la vraie valeur des titres. Or, cette valeur est supposée résumer toute l’information nécessaire pour orienter l’activité économique et ainsi la vie sociale. Ainsi, le capital s’investit dans les projets les plus rentables et délaisse les projets les moins efficaces. Telle est l’idée centrale de cette théorie : la concurrence financière produit des prix justes qui constituent des signaux fiables pour les investisseurs et orientent efficacement le développement économique.
Mais la crise est venue confirmer les différents travaux critiques qui avaient mis en doute cette proposition. La concurrence financière ne produit pas nécessairement des prix justes. Pire : la concurrence financière est souvent déstabilisante et conduit à des évolutions de prix excessives et irrationnelles, les bulles financières.
L’erreur majeure de la théorie de l’efficience des marchés financiers consiste à transposer aux produits financiers la théorie habituelle des marchés de biens ordinaires. Sur ces derniers, la concurrence est pour partie autorégulatrice en vertu de ce qu’on nomme la « loi » de l’offre et de la demande : lorsque le prix d’un bien augmente, alors les producteurs vont augmenter leur offre et les acheteurs réduire leur demande ; le prix va donc baisser et revenir près de son niveau d’équilibre. Autrement dit, quand le prix d’un bien augmente, des forces de rappel tendent à freiner puis inverser cette hausse. La concurrence produit ce qu’on appelle des « feedbacks négatifs », des forces de rappel qui vont dans le sens contraire du choc initial. L’idée d’efficience naît d’une transposition directe de ce mécanisme à la finance de marché.
Or, pour cette dernière, la situation est très différente. Quand le prix augmente, il est fréquent d’observer, non pas une baisse mais une hausse de la demande ! En effet la hausse du prix signifie un rendement accru pour ceux qui possèdent le titre, du fait de la plus-value réalisée. La hausse du prix attire donc de nouveaux acheteurs, ce qui renforce encore la hausse initiale. Les promesses de bonus poussent les traders à amplifier encore le mouvement. Jusqu’à l’incident, imprévisible mais inévitable, qui provoque l’inversion des anticipations et le krach. Ce phénomène digne des moutons de Panurge est un processus à « feedbacks positifs », qui aggrave les déséquilibres. C’est la bulle spéculative : une hausse cumulative des prix qui se nourrit elle-même. Ce type de processus ne produit pas des prix justes, mais au contraire des prix inadéquats.
La place prépondérante occupée par les marchés financiers ne peut donc conduire à une quelconque efficacité. Plus même, elle est une source permanente d’instabilité, comme le montre clairement la série ininterrompue de bulles que nous avons connue depuis 20 ans : Japon, Asie du Sud-Est, Internet, Marchés émergents, Immobilier, Titrisation. L’instabilité financière se traduit ainsi par de fortes fluctuations des taux de change et de la Bourse, manifestement sans rapport avec les fondamentaux de l’économie. Cette instabilité, née du secteur financier, se propage à l’économie réelle par de nombreux mécanismes.
Pour réduire l’inefficience et l’instabilité des marchés financiers, nous suggérons quatre mesures :
Mesure n°1 : cloisonner strictement les marchés financiers et les activités des acteurs financiers, interdire aux banques de spéculer pour leur compte propre, pour éviter la propagation des bulles et des krachs
Mesure n°2 : Réduire la liquidité et la spéculation déstabilisatrice par des contrôles sur les mouvements de capitaux et des taxes sur les transactions financières
Mesure n°3 : limiter les transactions financières à celles répondant aux besoins de l’économie réelle (ex. : CDS uniquement pour les détenteurs des titres assurés, etc.)
Mesure n°4 : plafonner la rémunération des traders
Fausse évidence n°2 :
les marchés financiers sont favorables à la croissance économique
L’intégration financière a porté le pouvoir de la finance à son zénith par le fait qu’elle unifie et centralise la propriété capitaliste à l’échelle mondiale. Désormais c’est elle qui détermine les normes de rentabilité exigées de l’ensemble des capitaux. Le projet était que la finance de marché se substitue au financement bancaire des investissements. Projet qui a d’ailleurs échoué, puisqu’aujourd’hui, globalement, ce sont les entreprises qui financent les actionnaires au lieu du contraire. La gouvernance des entreprises s’est néanmoins profondément transformée pour atteindre les normes de rentabilité du marché. Avec la montée en puissance de la valeur actionnariale, s’est imposée une conception nouvelle de l’entreprise et de sa gestion, pensées comme étant au service exclusif de l’actionnaire. L’idée d’un intérêt commun propre aux différentes parties prenantes liées à l’entreprise a disparu. Les dirigeants des entreprises cotées en Bourse ont désormais pour mission première de satisfaire le désir d’enrichissement des actionnaires et lui seul. En conséquence, ils cessent eux-mêmes d’être des salariés, comme le montre l’envolée démesurée de leurs rémunérations. Comme l’avance la théorie de « l’agence », il s’agit de faire en sorte que les intérêts des dirigeants soient désormais convergents avec ceux des actionnaires.
Le ROE (Return on Equity, ou rendement des capitaux propres) de 15% à 25% est désormais la norme qu’impose le pouvoir de la finance aux entreprises et aux salariés. La liquidité est l’instrument de ce pouvoir, permettant à tout moment aux capitaux non satisfaits d’aller voir ailleurs. Face à cette puissance, le salariat comme la souveraineté politique apparaissent de par leur fractionnement en état d’infériorité. Cette situation déséquilibrée conduit à des exigences de profit déraisonnables, car elles brident la croissance économique et conduisent à une augmentation continue des inégalités de revenu. D’une part les exigences de profitabilité inhibent fortement l’investissement : plus la rentabilité demandée est élevée, plus il est difficile de trouver des projets suffisamment performants pour la satisfaire. Les taux d’investissement restent historiquement faibles en Europe et aux États-Unis. D’autre part, ces exigences provoquent une constante pression à la baisse sur les salaires et le pouvoir d’achat, ce qui n’est pas favorable à la demande. Le freinage simultané de l’investissement et de la consommation conduit à une croissance faible et à un chômage endémique. Cette tendance a été contrecarrée dans les pays anglo-saxons par le développement de l’endettement des ménages et par les bulles financières qui créent une richesse fictive, permettent une croissance de la consommation sans salaires, mais se terminent par des krachs.
Pour remédier aux effets négatifs des marchés financiers sur l’activité économique nous mettons en débat trois mesures :
Mesure n°5 : renforcer significativement les contre-pouvoirs dans les entreprises pour obliger les directions à prendre en compte les intérêts de l’ensemble des parties prenantes
Mesure n°6 : accroître fortement l’imposition des très hauts revenus pour décourager la course aux rendements insoutenables
Mesure n°7 : réduire la dépendance des entreprises vis-à-vis des marchés financiers, en développant une politique publique du crédit (taux préférentiels pour les activités prioritaires au plan social et environnemental)
Fausse évidence n° 3 :
les marchés sont de bons juges de la solvabilité des États
Selon les tenants de l’efficience des marchés financiers, les opérateurs de marché prendraient en compte la situation objective des finances publiques pour évaluer le risque de souscrire à un emprunt d’État. Prenons le cas de la dette grecque : les opérateurs financiers et les décideurs s’en remettent aux seules évaluations financières pour juger la situation. Ainsi, lorsque le taux exigé de la Grèce est monté à plus de 10%, chacun en a déduit que le risque de défaut était proche : si les investisseurs exigent une telle prime de risque, c’est que le danger est extrême.
C’est là une profonde erreur si l’on comprend la vraie nature de l’évaluation par le marché financier. Celui-ci n’étant pas efficient, il produit très souvent des prix totalement déconnectés des fondamentaux. Dans ces conditions, il est déraisonnable de s’en remettre aux seules évaluations financières pour juger d’une situation. Évaluer la valeur d’un titre financier n’est pas une opération comparable à la mesure d’une grandeur objective, par exemple à l’estimation du poids d’un objet. Un titre financier est un droit sur des revenus futurs : pour l’évaluer il faut prévoir ce que sera ce futur. C’est affaire de jugement, pas de mesure objective, parce qu’à l’instant t, l’avenir n’est aucunement prédéterminé. Dans les salles de marché, il n’est que ce que les opérateurs imaginent qu’il sera. Un prix financier résulte d’un jugement, une croyance, un pari sur l’avenir : rien n’assure que le jugement des marchés ait une quelconque supériorité sur les autres formes de jugement.
Surtout l’évaluation financière n’est pas neutre : elle affecte l’objet mesuré, elle engage et construit le futur qu’elle imagine. Ainsi les agences de notation financières contribuent largement à déterminer les taux d’intérêt sur les marchés obligataires en attribuant des notes empruntes d’une grande subjectivité voire d’une volonté d’alimenter l’instabilité, source de profits spéculatifs. Lorsqu’elles dégradent la notation d’un État, elles accroissent le taux d’intérêt exigé par les acteurs financiers pour acquérir les titres de la dette publique de cet État, et augmentent par là-même le risque de faillite qu’elles ont annoncé.
Pour réduire l’emprise de la psychologie des marchés sur le financement des États nous mettons en débat deux mesures :
Mesure n°8 : les agences de notation financière ne doivent pas être autorisées à peser arbitrairement sur les taux d’intérêt des marchés obligataires en dégradant la note d’un État : on devrait réglementer leur activité en exigeant que cette note résulte d’un calcul économique transparent.
Mesure n°8bis : affranchir les États de la menace des marchés financiers en garantissant le rachat des titres publiques par la BCE.
Fausse évidence n°4 :
L’envolée des dettes publiques résulte d’un excès de dépenses
Michel Pébereau, l’un des « parrains » de la banque française, décrivait en 2005 dans l’un de ces rapports officiels ad hoc, une France étouffée par la dette publique et sacrifiant ses générations futures en s’adonnant à des dépenses sociales inconsidérées. L’État s’endettant comme un père de famille alcoolique qui boit au dessus de ses moyens : telle est la vision ordinairement propagée par la plupart des éditorialistes. L’explosion récente de la dette publique en Europe et dans le monde est pourtant due à tout autre chose : aux plans de sauvetage de la finance et surtout à la récession provoquée par la crise bancaire et financière qui a commencé en 2008 : le déficit public moyen dans la zone euro n’était que de 0,6% du PIB en 2007, mais la crise l’a fait passer à 7% en 2010. La dette publique est passée en même temps de 66% à 84% du PIB.
Cependant la montée de la dette publique, en France et dans de nombreux pays européens a d’abord été modérée et antérieure à cette récession : elle provient largement non pas d’une tendance à la hausse des dépenses publiques – puisqu’au contraire celles-ci, en proportion du PIB, sont stables ou en baisse dans l’Union européenne depuis le début des années 1990 – mais de l’effritement des recettes publiques, du fait de la faiblesse de la croissance économique sur la période, et de la contre-révolution fiscale menée par la plupart des gouvernements depuis vingt-cinq ans. Sur plus long terme la contre-révolution fiscale a continûment alimenté le gonflement de la dette d’une récession à l’autre. Ainsi en France, un récent rapport parlementaire chiffre à 100 milliards d’euros en 2010 le coût des baisses d’impôts consenties entre 2000 et 2010, sans même inclure les exonérations de cotisations sociales (30 milliards) et d’autres « dépenses fiscales ». Faute d’harmonisation fiscale, les États européens se sont livrées à la concurrence fiscale, baissant les impôts sur les sociétés, les hauts revenus et les patrimoines. Même si le poids relatif de ses déterminants varie d’un pays à l’autre, la hausse quasi-générale des déficits publics et des ratios de dette publique en Europe au cours des trente dernières années ne résulte pas principalement d’une dérive coupable des dépenses publiques. Un diagnostic qui ouvre évidemment d’autres pistes que la sempiternelle réduction des dépenses publiques.
Pour restaurer un débat public informé sur l’origine de la dette et donc les moyens d’y remédier nous mettons en débat une proposition :
Mesure n° 9 : Réaliser un audit public et citoyen des dettes publiques, pour déterminer leur origine et connaître l’identité des principaux détenteurs de titres de la dette et les montants détenus.
Fausse évidence n°5 : Il faut réduire les dépenses pour réduire la dette publique
Même si l’augmentation de la dette publique résultait en partie d’une hausse des dépenses publiques, couper dans ces dépenses ne contribuerait pas forcément à la solution. Car la dynamique de la dette publique n’a pas grand chose à voir avec celle d’un ménage : la macroéconomie n’est pas réductible à l’économie domestique. La dynamique de la dette dépend en toute généralité de plusieurs facteurs : le niveau des déficits primaires, mais aussi l’écart entre le taux d’intérêt et le taux de croissance nominal de l’économie.
Car si ce dernier est plus faible que le taux d’intérêt, la dette va s’accroître mécaniquement du fait de « l’effet boule de neige » : le montant des intérêts explose, et le déficit total (y compris les intérêts de la dette) aussi. Ainsi, au début des années 1990, la politique du franc fort menée par Bérégovoy et maintenue malgré la récession de 1993-94 s’est traduite par un taux d’intérêt durablement plus élevé que le taux de croissance, expliquant le bond de la dette publique de la France pendant cette période. C’est le même mécanisme qui expliquait l’augmentation de la dette dans la première moitié des années 1980, sous l’impact de la révolution néolibérale et de la politique de taux d’intérêts élevés menée par Ronald Reagan et Margaret Thatcher.
Mais le taux de croissance de l’économie lui-même n’est pas indépendant des dépenses publiques : à court terme l’existence de dépenses publiques stables limite l’ampleur des récessions (« stabilisateurs automatiques ») ; à long terme les investissements et dépenses publiques (éducation, santé, recherche, infrastructures…) stimulent la croissance. Il est faux d’affirmer que tout déficit public accroît d’autant la dette publique, ou que toute réduction du déficit permet de réduire la dette. Si la réduction des déficits plombe l’activité économique, la dette s’alourdira encore plus. Les commentateurs libéraux soulignent que certains pays (Canada, Suède, Israël) ont réalisé de très brutaux ajustements de leurs comptes publics dans les années 1990 et connu immédiatement après un fort rebond de la croissance.
Mais cela n’est possible que si l’ajustement concerne un pays isolé, qui regagne rapidement de la compétitivité sur ses concurrents. Ce qu’oublient évidemment les partisans de l’ajustement structurel européen, c’est que les pays européens ont pour principaux clients et concurrents les autres pays européens, l’Union européenne étant globalement peu ouverte sur l’extérieur. Une réduction simultanée et massive des dépenses publiques de l’ensemble des pays de l’Union ne peut avoir pour effet qu’une récession aggravée et donc un nouvel alourdissement de la dette publique.
Pour éviter que le rétablissement des finances publiques ne provoque un désastre social et politique nous mettons en débat deux mesures :
Mesure n°10 : Maintenir le niveau des protections sociales, voire les améliorer (assurance-chômage, logement…) ;
Mesure n°11 : accroître l’effort budgétaire en matière d’éducation, de recherche, d’investissements dans la reconversion écologique… pour mettre en place les conditions d’une croissance soutenable, permettant une forte baisse du chômage.
Fausse évidence n°6 :
La dette publique reporte le prix de nos excès sur nos petits-enfants
Il est une autre affirmation fallacieuse qui confond économie ménagère et macroéconomie, celle selon laquelle la dette publique serait un transfert de richesse au détriment des générations futures. La dette publique est bien un mécanisme de transfert de richesses, mais c’est surtout des contribuables ordinaires vers les rentiers.
En effet, se fondant sur la croyance rarement vérifiée selon laquelle baisser les impôts stimulerait la croissance et accroîtrait in fine les recettes publiques, les États européens ont depuis 1980 imité les USA dans une politique de moins-disant fiscal systématique. Les réductions d’impôt et de cotisations se sont multipliées (sur les bénéfices des sociétés, sur le revenu des particuliers les plus aisés, sur les patrimoines, sur les cotisations patronales…), mais leur impact sur la croissance économique est resté très incertain. Ces politiques fiscales anti-redistributives ont donc aggravé à la fois, et de façon cumulative, les inégalités sociales et les déficits publics.
Ces politiques fiscales ont obligé les administrations publiques à s’endetter auprès des ménages aisés et des marchés financiers pour financer les déficits ainsi créés. C’est ce qu’on pourrait appeler « l’effet jackpot » : avec l’argent économisé sur leurs impôts, les riches ont pu acquérir les titres (porteurs d’intérêts) de la dette publique émise pour financer les déficits publics provoqués par les réductions d’impôts… Le service de la dette publique en France représente ainsi 40 milliards d’euros par an, presqu’autant que les recettes de l’impôt sur le revenu. Tour de force d’autant plus brillant qu’on a ensuite réussi à faire croire au public que la dette publique était la faute des fonctionnaires, des retraités et des malades.
L’accroissement de la dette publique en Europe ou aux USA n’est donc pas le résultat de politiques keynésiennes expansionnistes ou de politiques sociales dispendieuses mais bien plutôt d’une politique en faveur des couches privilégiées : les « dépenses fiscales » (baisses d’impôts et de cotisations) augmentent le revenu disponible de ceux qui en ont le moins besoin, qui du coup peuvent accroître encore davantage leurs placements notamment en Bons du Trésor, lesquels sont rémunérés en intérêts par l’impôt prélevé sur tous les contribuables. Au total se met en place un mécanisme de redistribution à rebours, des classes populaires vers les classes aisées, via la dette publique dont la contrepartie est toujours de la rente privée.
Pour redresser de façon équitable les finances publiques en Europe et en France nous mettons en débat deux mesures :
Mesure n°12 : redonner un caractère fortement redistributif à la fiscalité directe sur les revenus (suppression des niches, création de nouvelles tranches et augmentation des taux de l’impôt sur le revenu…)
Mesure n°13 : supprimer les exonérations consenties aux entreprises sans effets suffisants sur l’emploi
Fausse évidence n°7 :
Il faut rassurer les marchés financiers pour pouvoir financer la dette publique
Au niveau mondial, la montée des dettes publiques doit être analysée corrélativement à la financiarisation. Durant les trente dernières années, à la faveur de la totale libéralisation de la circulation des capitaux, la finance a accru considérablement son emprise sur l’économie. Les grandes entreprises recourent de moins en moins au crédit bancaire et de plus en plus aux marchés financiers. Les ménages aussi voient une part croissante de leur épargne drainée vers la finance pour leurs retraites, via les divers produits de placement ou encore dans certains pays via le financement de leur logement (prêts hypothécaires). Les gestionnaires de portefeuille cherchant à diversifier les risques, ils recherchent des titres publics en complément de titres privés. Ils les trouvaient facilement sur les marchés car les gouvernements menaient des politiques similaires conduisant à un essor des déficits : taux d’intérêt élevés, baisses d’impôts ciblées sur les hauts revenus, incitations massives à l’épargne financière des ménages pour favoriser les retraites par capitalisation, etc.
Au niveau de l’UE, la financiarisation de la dette publique a été inscrite dans les traités : depuis Maastricht les Banques centrales ont interdiction de financer directement les États, qui doivent trouver prêteurs sur les marchés financiers. Cette « répression monétaire » accompagne la « libération financière » et prend l’exact contrepied des politiques adoptées après la grande crise des années 1930, de « répression financière » (restrictions drastiques à la liberté d’action de la finance) et de « libération monétaire » (avec la fin de l’étalon-or). Il s’agit de soumettre les États, supposés par nature trop dépensiers, à la discipline de marchés financiers supposés par nature efficients et omniscients.
Résultat de ce choix doctrinaire, la Banque centrale européenne n’a ainsi pas le droit de souscrire directement aux émissions d’obligations publique des États européens. Privés de la garantie de pouvoir toujours se financer auprès de la Banque Centrale, les pays du Sud ont ainsi été les victimes d’attaques spéculatives. Certes depuis quelques mois, alors qu’elle s’y était toujours refusé au nom d’une orthodoxie sans faille, la BCE achète des obligations d’État au taux d’intérêt du marché pour calmer les tensions sur le marché obligataire européen. Mais rien ne dit que cela suffira, si la crise de la dette s’aggrave et que les taux d’intérêt de marché s’envolent. Il pourrait alors être difficile de maintenir cette orthodoxie monétaire dénuée de fondements scientifiques sérieux.
Pour remédier au problème de la dette publique nous mettons en débat deux mesures :
Mesure n°14 : autoriser la Banque centrale européenne à financer directement les États (ou à imposer aux banques commerciales de souscrire à l’émission d’obligations publiques) à bas taux d’intérêt, desserrant ainsi le carcan dans lequel les marchés financiers les étreignent
Mesure n°15 : si nécessaire, restructurer la dette publique, par exemple en plafonnant le service de la dette publique à un certain % du PIB, et en opérant une discrimination entre les créanciers selon le volume des titres qu’ils détiennent : les très gros rentiers (particuliers ou institutions) doivent consentir un allongement sensible du profil de la dette, voire des annulations partielles ou totales. Il faut aussi renégocier les taux d’intérêt exorbitants des titres émis par les pays en difficulté depuis la crise.
Fausse évidence n°8 :
L’union européenne défend le modèle social européen
La construction européenne apparaît comme une expérience ambiguë. Deux visions de l’Europe coexistent, sans oser s’affronter ouvertement. Pour les sociaux-démocrates l’Europe aurait dû se donner l’objectif de promouvoir le modèle social européen, fruit du compromis social de l’après seconde guerre mondiale, avec sa protection sociale, ses services publics et ses politiques industrielles. Elle aurait dû constituer un rempart face à la mondialisation libérale, un moyen de protéger, de faire vivre et progresser ce modèle. L’Europe aurait dû défendre une vision spécifique de l’organisation de l’économie mondiale, la mondialisation régulée par des organismes de gouvernance mondiale. Elle aurait dû permettre aux pays membres de maintenir un niveau élevé de dépenses publiques et de redistribution, en protégeant leur capacité de les financer par l’harmonisation de la fiscalité sur les personnes, les entreprises, les revenus du capital.
Cependant l’Europe n’a pas voulu assumer sa spécificité. La vision dominante actuellement à Bruxelles et au sein de la plupart des gouvernements nationaux est au contraire celle d’une Europe libérale, dont l’objectif est d’adapter les sociétés européennes aux exigences de la mondialisation : la construction européenne est l’occasion de mettre en cause le modèle social européen et de déréguler l’économie. La prééminence du droit de la concurrence sur les réglementations nationales et sur les droits sociaux dans le Marché unique permet d’introduire plus de concurrence sur les marchés des produits et des services, de diminuer l’importance des services publics et d’organiser la mise en concurrence des travailleurs européens.
La concurrence sociale et fiscale a permis de réduire les impôts, notamment sur les revenus du capital et des entreprises (les « bases mobiles »), et de faire pression sur les dépenses sociales. Les traités garantissent quatre libertés fondamentales : la libre circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux. Mais loin de se limiter au marché intérieur, la liberté de circulation des capitaux a été accordée aux investisseurs du monde entier, soumettant ainsi le tissu productif européen aux contraintes de valorisation des capitaux internationaux. La construction européenne apparaît comme un moyen d’imposer aux peuples des réformes néolibérales.
L’organisation de la politique macroéconomique (indépendance de la Banque Centrale Européenne vis-à-vis du politique, Pacte de stabilité) est marquée par la méfiance envers les gouvernements démocratiquement élus. Il s’agit de priver les pays de toute autonomie en matière de politique monétaire comme en matière budgétaire. L’équilibre budgétaire doit être atteint, puis toute politique discrétionnaire de relance bannie, pour ne plus laisser jouer que la « stabilisation automatique ». Aucune politique conjoncturelle commune n’est mise en œuvre au niveau de la zone, aucun objectif commun n’est défini en termes de croissance ou d’emploi . Les différences de situation entre les pays ne sont pas prises en compte, puisque le pacte ne s’intéresse ni aux taux d’inflation ni aux déficits extérieurs nationaux ; les objectifs de finances publiques ne tiennent pas compte des situations économiques nationales.
Les instances européennes ont tenté d’impulser des réformes structurelles (par les Grandes orientations de politiques économiques, la Méthode ouvertes de coordination, ou l’Agenda de Lisbonne) avec un succès très inégal. Leur mode d’élaboration n’était ni démocratique, ni mobilisateur, leur orientation libérale ne correspondait pas obligatoirement aux politiques décidées au niveau national, compte tenu des rapports de forces existant dans chaque pays. Cette orientation n’a pas connue d’emblée les succès éclatants qui l’auraient légitimée. Le mouvement de libéralisation économique a été remis en cause (échec de la directive Bolkestein) ; certains pays ont été tentés de nationaliser leur politique industrielle tandis que la plupart s’opposaient à l’européanisation de leurs politiques fiscales ou sociales. L’Europe sociale est restée un vain mot, seule l’Europe de la concurrence et de la finance s’est réellement affirmée.
Pour que l’Europe puisse promouvoir véritablement un modèle social européen, nous mettons en débat deux mesures :
Mesure n°16 : remettre en cause la libre circulation des capitaux et des marchandises entre l’Union européenne et le reste du monde, en négociant des accords multilatéraux ou bilatéraux si nécessaire
Mesure n°17 : au lieu de la politique de concurrence, faire de « l’harmonisation dans le progrès » le fil directeur de la construction européenne. Mettre en place des objectifs communs à portée contraignante en matière de progrès social comme en matière macroéconomique (des GOPS, grandes orientations de politique sociale)
Fausse évidence n°9 :
L’euro est un bouclier contre la crise
L’euro aurait dû être un facteur de protection contre la crise financière mondiale. Après tout, la suppression de toute incertitude sur les taux de change entre monnaies européennes a éliminé un facteur majeur d’instabilité. Pourtant, il n’en a rien été : l’Europe est plus durement et plus durablement affectée par la crise que le reste du monde. Cela tient aux modalités-mêmes de construction de l’union monétaire.
Depuis 1999 la zone euro a connu une croissance relativement médiocre et un accroissement des divergences entre les États membres en termes de croissance, d’inflation, de chômage et de déséquilibres extérieurs. Le cadre de politique économique de la zone euro, qui tend à imposer des politiques macroéconomiques semblables pour des pays dans des situations différentes, a élargi les disparités de croissance entre les États membres. Dans la plupart des pays, en particulier les plus grands, l’introduction de l’euro n’a pas provoqué l’accélération promise de la croissance. Pour d’autres, il y a eu croissance mais au prix de déséquilibres difficilement soutenables. La rigidité monétaire et budgétaire, renforcée par l’euro, a permis de faire porter tout le poids des ajustements sur le travail. On a promu la flexibilité et l’austérité salariale, réduit la part des salaires dans le revenu total, accru les inégalités.
Cette course au moins disant social a été remportée par l’Allemagne qui a su dégager d’importants surplus commerciaux au détriment de ses voisins et surtout de ses propres salariés, en s’imposant une baisse du coût du travail et des prestations sociales, ce qui lui a conféré un avantage commercial par rapport à ses voisins qui n’ont pu traiter leurs travailleurs aussi durement. Les excédents commerciaux allemands pèsent sur la croissance des autres pays. Les déficits budgétaires et commerciaux des uns ne sont que la contrepartie des excédents des autres… Les États membres n’ont pas été capables de définir une stratégie coordonnée.
La zone euro aurait du être moins touché que les États-Unis ou le Royaume-Uni par la crise financière. Les ménages sont nettement moins impliqués dans les marchés financiers, qui sont moins sophistiqués. Les finances publiques étaient dans une meilleure situation ; le déficit public de l’ensemble des pays de la zone était de 0,6% du PIB en 2007, contre près de 3% aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou au Japon. Mais la zone euro souffrait d’un creusement des déséquilibres : les pays du Nord (Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Pays Scandinaves) bridaient leurs salaires et leurs demandes internes et accumulaient des excédents extérieurs, alors que les pays du Sud (Espagne, Grèce, Irlande) connaissaient une croissance vigoureuse impulsée par des taux d’intérêt faibles relativement au taux de croissance, tout en accumulant des déficits extérieurs.
Alors que la crise financière est partie des États-Unis, ceux-ci ont tenté de mettre en œuvre une réelle politique de relance budgétaire et monétaire, tout en initiant un mouvement de re-régulation financière. L’Europe au contraire n’a pas su s’engager dans une politique suffisamment réactive. De 2007 à 2010, l’impulsion budgétaire a été de l’ordre de 1,6 point de PIB dans la zone Euro ; de 3,2 points au Royaume-Uni ; de 4,2 points aux États-Unis. La perte de production due à la crise a été nettement plus forte dans la zone euro qu’aux États-Unis. Le creusement des déficits dans la zone a été subi plutôt que le résultat d’une politique active.
En même temps, la Commission a continué de lancer des procédures de déficit excessif contre les États-membres de sorte qu’à la mi-2010 pratiquement tous les États de la zone y étaient soumis. Elle a demandé aux États-membres de s’engager à revenir avant 2013 ou 2014 sous la barre de 3%, indépendamment de l’évolution économique. Les instances européennes ont continué de réclamer des politiques salariales restrictives et des remises en cause des systèmes publics de retraite et de santé, au risque évident d’enfoncer le continent dans la dépression et d’accroître les tensions entre les pays.
Cette absence de coordination, et plus fondamentalement l’absence d’un vrai budget européen permettant une solidarité effective entre les États membres, ont incité les opérateurs financiers à se détourner de l’euro, voire à spéculer ouvertement contre lui.
Pour que l’euro puisse réellement protéger les citoyens européens de la crise nous mettons en débat deux mesures :
Mesure n°18 : assurer une véritable coordination des politiques macroéconomiques et une réduction concertée des déséquilibres commerciaux entre pays européens
Mesure n°19 : compenser les déséquilibres de paiements en Europe par une Banque de Règlements (organisant les prêts entre pays européens)
Mesure n°20 : si la crise de l’euro mène à son éclatement, et en attendant la montée en régime du budget européen (cf. infra), établir un régime monétaire intraeuropéen (monnaie commune de type « bancor ») qui organise la résorption des déséquilibres des balances commerciales au sein de l’Europe
Fausse évidence n°10 :
La crise grecque a enfin permis d’avancer vers un gouvernement économique et une vraie solidarité européenne
A partir de la mi-2009, les marchés financiers ont commencé à spéculer sur les dettes des pays européens. Globalement, la forte hausse des dettes et des déficits publics à l’échelle mondiale n’a pas (encore) entrainé de hausses des taux longs : les opérateurs financiers estiment que les banques centrales maintiendront longtemps les taux monétaires réels à un niveau proche de zéro, et qu’il n’y a pas de risque d’inflation ni de défaut d’un grand pays. Mais les spéculateurs ont perçu les failles de l’organisation de la zone euro. Alors que les gouvernements des autres pays développés peuvent toujours être financés par leur Banque centrale, les pays de la zone euro ont renoncé à cette possibilité, et dépendent totalement des marchés pour financer leurs déficits. Du coup, la spéculation a pu se déclencher sur les pays les plus fragiles de la zone : Grèce, Espagne, Irlande.
Les instances européennes et les gouvernements ont tardé à réagir, ne voulant pas donner l’impression que les pays membres avaient droit à un soutien sans limite de leurs partenaires et voulant sanctionner la Grèce, coupable d’avoir masqué – avec l’aide de Goldman Sachs – l’ampleur de ses déficits. Toutefois, en mai 2010, la BCE et les pays membres ont dû créer dans l’urgence un Fonds de stabilisation pour indiquer aux marchés qu’ils apporteraient ce soutien sans limite aux pays menacés. En contrepartie, ceux-ci ont du annoncer des programmes d’austérité budgétaire sans précédent, qui vont les condamner à un recul de l’activité à court terme et à une longue période de récession. Sous pression du FMI et de la Commission européenne la Grèce doit privatiser ses services publics et l’Espagne flexibiliser son marché du travail. Même la France et l’Allemagne, qui ne sont pas attaqués par la spéculation, ont annoncé des mesures restrictives.
Pourtant, globalement, la demande n’est aucunement excessive en Europe. La situation des finances publiques est meilleure que celle des États-Unis ou de la Grande-Bretagne, laissant des marges de manœuvre budgétaire. Il faut résorber les déséquilibres de façon coordonnée : les pays excédentaires du Nord et du centre de l’Europe doivent mener des politiques expansionnistes – hausse des salaires, des dépenses sociales… – pour compenser les politiques restrictives des pays du Sud. Globalement, la politique budgétaire ne doit pas être restrictive dans la zone Euro, tant que l’économie européenne ne se rapproche pas à une vitesse satisfaisante du plein-emploi.
Mais les partisans des politiques budgétaires automatiques et restrictives en Europe sont malheureusement aujourd’hui renforcés. La crise grecque permet de faire oublier les origines de la crise financière. Ceux qui ont accepté de soutenir financièrement les pays du Sud veulent imposer en contrepartie un durcissement du Pacte de Stabilité. La Commission et l’Allemagne veulent imposer à tous les pays membres d’inscrire l’objectif de budget équilibré dans leur constitution, de faire surveiller leur politique budgétaire par des comités d’experts indépendants. La Commission veut imposer aux pays une longue cure d’austérité pour revenir à une dette publique inférieure à 60% du PIB. S’il y a une avancée vers un gouvernement économique européen, c’est vers un gouvernement qui, au lieu de desserrer l’étau de la finance, va imposer l’austérité et approfondir les « réformes » structurelles au détriment des solidarités sociales dans chaque pays et entre les pays.
La crise offre aux élites financières et aux technocraties européennes la tentation de mettre en œuvre la « stratégie du choc , en profitant de la crise pour radicaliser l’agenda néolibéral. Mais cette politique a peu de chances de succès :
– La diminution des dépenses publiques va compromettre l’effort nécessaire à l’échelle européenne pour soutenir les dépenses d’avenir (recherche, éducation, politique familiale), pour aider l’industrie européenne à se maintenir et à investir dans les secteurs d’avenir (économie verte).
– La crise va permettre d’imposer de fortes réductions des dépenses sociales, objectif inlassablement recherché par les tenants du néolibéralisme, au risque de compromettre la cohésion sociale, de réduire la demande effective, de pousser les ménages à épargner pour leur retraite et leur santé auprès des institutions financières, responsables de la crise.
– Les gouvernements et les instances européennes se refusent à organiser l’harmonisation fiscale qui permettrait la hausse nécessaire des impôts sur le secteur financier, sur les patrimoines importants et les hauts revenus.
– Les pays européens instaurent durablement des politiques budgétaires restrictives qui vont lourdement peser sur la croissance. Les recettes fiscales vont chuter. Aussi, les soldes publics ne seront guère améliorés, les ratios de dette seront dégradés, les marchés ne seront pas rassurés.
– Les pays européens, du fait de la diversité de leurs cultures politiques et sociales, n’ont pas pu se plier tous à la discipline de fer imposée par le traité de Maastricht ; ils ne se plieront pas tous à son renforcement actuellement organisé. Le risque d’enclencher une dynamique de repli sur soi généralisé est réel.
Pour avancer vers un véritable gouvernement économique et une solidarité européenne nous mettons en débat deux mesures :
Mesure n°21 : développer une fiscalité européenne (taxe carbone, impôt sur les bénéfices, …) et un véritable budget européen pour aider à la convergence des économies et tendre vers une égalisation des conditions d’accès aux services publics et sociaux dans les divers États membres sur la base des meilleures pratiques.
Mesure n°22 : lancer un vaste plan européen, financé par souscription auprès du public à taux d’intérêt faible mais garanti, et/ou par création monétaire de la BCE, pour engager la reconversion écologique de l’économie européenne.
CONCLUSION
Mettre en débat la politique économique, tracer des chemins pour refonder l’Union Européenne
L’Europe s’est construite depuis trois décennies sur une base technocratique excluant les populations du débat de politique économique. La doctrine néolibérale, qui repose sur l’hypothèse aujourd’hui indéfendable de l’efficience des marchés financiers, doit être abandonnée. Il faut rouvrir l’espace des politiques possibles et mettre en débat des propositions alternatives et cohérentes, qui brident le pouvoir de la finance et organisent l’harmonisation dans le progrès des systèmes économiques et sociaux européens.
Cela suppose la mutualisation d’importantes ressources budgétaires, dégagées par le développement d’une fiscalité européenne fortement redistributrice. Il faut aussi dégager les États de l’étreinte des marchés financiers. C’est seulement ainsi que le projet de construction européenne pourra espérer retrouver une légitimité populaire et démocratique qui lui fait aujourd’hui défaut.
Il n’est évidemment pas réaliste d’imaginer que 27 pays décideront en même temps d’opérer une telle rupture dans la méthode et les objectifs de la construction européenne. La Communauté économique européenne a commencé avec six pays : la refondation de l’Union européenne passera elle aussi au début par un accord entre quelques pays désireux d’explorer des voies alternatives. A mesure que deviendront évidentes les conséquences désastreuses des politiques aujourd’hui adoptées, le débat sur les alternatives montera partout en Europe. Des luttes sociales et des changements politiques interviendront à un rythme différent selon les pays. Des gouvernements nationaux prendront des décisions innovantes. Ceux qui le désireront devront adopter des coopérations renforcées pour prendre des mesures audacieuses en matière de régulation financière, de politique fiscale ou sociale. Par des propositions concrètes ils tendront la main aux autres peuples pour qu’ils rejoignent le mouvement.
C’est pourquoi il nous semble important d’ébaucher et de mettre en débat dès maintenant les grandes lignes de politiques économiques alternatives qui rendront possible cette refondation de la construction européenne.