Le gouvernement propose d’étendre le délai de carence des fonctionnaires de 1 à 3 jours, sous prétexte d’alignement sur le régime du secteur privé. Or, la majorité des salariés du secteur privé ne subissent pas ces 3 jours de carence, grâce à des dispositifs de prévoyance d’entreprise. Il faut également souligner que les femmes, les employés les plus âgés, et les agents aux conditions de travail les plus difficiles seront les principales victimes de cette mesure. Cette proposition, présentée comme une mesure d’équité entre les secteurs, mérite une analyse approfondie tant dans ses fondements, que dans ses potentielles conséquences. Nous identifions 6 points problématiques.
I. Une comparaison internationale biaisée
Alors que le pouvoir et les médias tendent à toujours comparer la France aux pays considérés comme vertueux, ce n’est pas le cas en matière de jours de carence : pourtant s’il y a carence en Italie ou en Espagne, ce n’est pas le cas en Allemagne, au Danemark ou encore en Finlande. Même au Royaume-Uni, la norme dans de nombreuses entreprises du secteur privé est d’octroyer un certain nombre de journées pour « off-sickness ».
II. Une comparaison public-privé trompeuse
La comparaison entre secteurs public et privé en France, telle que mobilisée pour justifier cette réforme, repose quant à elle sur une lecture partielle et partiale de la réalité. Dans le secteur privé, le délai de carence de trois jours est largement compensé : près de deux tiers des salariés bénéficient d’une protection via leur prévoyance d’entreprise. Cette réalité est systématiquement occultée dans l’argumentaire en faveur de l’extension du délai de carence dans le public. Par ailleurs, cette approche s’inscrit dans une tendance récurrente à l’alignement sur le moins-disant social, ignorant notamment que les rémunérations dans le public sont déjà significativement plus faibles que dans le privé à niveau de diplôme équivalent.
III. L’influence de la différence d’âge entre public et privé
Pour justifier cet « alignement par le bas », est invoqué le fait que l’on enregistrerait parmi les agents du service public un nombre d’absences de courte durée plus élevé que ns le privé, qui ne tient pas compte d’un effet de composition démographique. En effet, la moyenne d’âge de la population employée dans le public est plus élevée que celle occupée du privé (44 ans dans le public contre 41 ans dans le privé[1]). Or, dans la mesure où le nombre de jours non travaillés pour cause de maladie augmente statistiquement avec l’âge, cet effet explique au moins en partie l’écart observé.
IV. Des effets pervers avérés sur la santé et l’efficacité du service public
Les expériences de l’instauration du jour de carence dans l’Éducation nationale en 2012-2013 puis de sa suppression avant sa réintroduction en 2018 sont riches d’enseignements. Si une réduction de 23 % de la fréquence des absences a été observée lorsque le jour de carence est en place, cette diminution masque des effets pervers préoccupants. Le phénomène de présentéisme s’est accentué, poussant des agents malades à se rendre au travail pour éviter une perte de revenu. Cette situation engendre non seulement des risques sanitaires (contamination des collègues et des usagers), mais aussi une baisse de la productivité. L’extension à trois jours ne ferait qu’amplifier ces effets délétères.
V. Un impact social inéquitable : les femmes et les personnels en zone prioritaire davantage touchés
Le délai de carence affecte de manière disproportionnée certaines catégories de personnels. Les femmes, déjà confrontées à des inégalités salariales persistantes, sont davantage pénalisées financièrement par cette mesure. De même, les agents exerçant dans les zones prioritaires, qui font face à des conditions de travail plus difficiles, subissent plus durement l’impact de cette mesure. L’extension à trois jours aggraverait ces inégalités existantes au sein de la fonction publique.
VI. Une mesure contre-productive pour l’attractivité du service public
Dans un contexte où l’attractivité de la fonction publique est déjà mise à mal, notamment dans l’Éducation nationale, l’extension du délai de carence apparaît particulièrement mal venue. Cette mesure constituerait une « double peine » pour des agents déjà confrontés au gel du point d’indice et à des conditions de travail souvent dégradées. Elle risque d’accentuer la crise des vocations que connaissent de nombreux services publics essentiels.
Conclusion
La proposition d’étendre le délai de carence à trois jours dans la fonction publique apparaît comme une fausse solution d’équité, basée sur une comparaison biaisée avec le secteur privé. Les études disponibles démontrent que les effets d’une telle mesure seraient largement contre-productifs, tant pour la santé des agents que pour l’efficacité du service public.
Au lieu de cette approche punitive, une politique véritablement équitable devrait plutôt viser à améliorer la protection sociale dans les deux secteurs. Pour le secteur privé, cela passerait par une extension de la prévoyance d’entreprise au tiers des salariés qui en sont aujourd’hui privés. Pour le secteur public, il conviendrait de se concentrer sur l’amélioration des conditions de travail et la revalorisation des carrières, véritables leviers de réduction de l’absentéisme.
Cette réforme illustre une nouvelle fois une tendance à l’alignement sur le moins-disant social, au détriment d’une réflexion plus ambitieuse sur la qualité de vie au travail et l’attractivité de la fonction publique. Elle risque in fine de dégrader la qualité du service public, sans répondre aux véritables enjeux de santé au travail et d’efficacité professionnelle.
Références
Mélina Hillion, Quel est l’effet du « jour de carence » sur les absences pour maladie des personnels de l’Éducation nationale?, INSEE Analyses No 95, 17/07/2024, en ligne : https://www.insee.fr/fr/statistiques/8198911
Catherine Pollak, L’effet du délai de carence sur le recours aux arrêts maladie des salariés du secteur privé, Dossiers solidarité et santé de la DREES, No 58, Janvier 2015, en ligne : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2020-08/dss58.pdf
[1] Source : Fonction Publique – Chiffres clés 2023, Site du Ministère de la Transformation et de la Fonction Publiques, accessible en ligne : https://www.fonction-publique.gouv.fr/files/files/publications/rapport-annuel/cc-2023-web.pdf
Pour consulter et télécharger la note: