Tribune de Benjamin Coriat – Le Monde 29 octobre 2021
Dans une tribune au Monde [publiée le 03 septembre], postérieure à la publication du rapport remis le 23 juin au président de la république sur « Les grands défis économiques », Christian Gollier et Jean Tirole, deux membres éminents de la commission qui a travaillé à ce rapport, précisent leur proposition sur un point essentiel. Après avoir réitéré que l’extension du marché carbone reste la mesure phare à introduire, ils précisent que toute autre mesure prise par les pouvoirs publics (sont citées en particulier « la mise en place des normes, des infrastructures, des formations aux nouveaux métiers “verts” » ) doit être soumise à une analyse coût/bénéfice préalable. Selon les auteurs en effet, « il est crucial de doter ces actions publiques d’outils d’évaluation socio-économique fondés sur l’estimation des coûts par tCO2 ».
En cela, Gollier et Tirole ne font que développer la proposition déjà formulée dans le « Rapport Blanchard-Tirole » où l’on peut lire que, pour toute mesure complémentaire au marché carbone, il convient « de s’appuyer sur une analyse coûts/bénéfices complète et systématique » (p. 149). Cette assertion s’appuie sur le fait que toutes les mesures ne sont pas d’une égale efficacité. C’est ainsi notent-ils que « remplacer la voiture thermique par la voiture électrique reste coûteux pour la collectivité : 200 à 300 euros par tonne de CO2 évitée (tCO2e) en 2025 ». De même, dans l’habitat, rapportent-ils, « le mécanisme de certificats d’économies d’énergie incitant les ménages à mieux isoler leur habitation coûtait environ 350 euros par tCO2e » alors que « en comparaison, le remplacement d’une chaudière au fioul par une pompe à chaleur a un coût de l’ordre de 50 euros par tCO2e ».
Cette proposition semble frappée au coin du bon sens. Qui choisirait de dépenser d’avantage là où l’on peut dépenser moins ? Pourtant, la proposition des auteurs, aussi « évidente » qu’elle paraisse, se heurte à de solides objections.
La première tient à la nature même et aux difficultés intrinsèques que présente l’analyse coût/bénéfice. Sur quel horizon la conduit-on ? Deux ans, cinq ans ? Vingt ans ? De même, n’intègre-t-on que les coûts et bénéfices de la mesure analysée sur son environnement immédiat, ou prend-on en considération ses effets d’ensemble sur l’économie et la société ?
Une objection toute particulière concerne la prise en compte des effets d’apprentissage. Pour ne prendre que cet exemple, alors que depuis 2015 le prix du solaire et de l’éolien a baissé de 50 à 65 %, rendant dans la plupart des cas l’énergie verte largement compétitive par rapport à nombre d’autres sources d’énergie, le résultat de l’analyse coût/bénéfice était totalement défavorable à ces énergies au moment du lancement des investissements. A suivre ce critère, l’investissement dans les énergies vertes n’aurait donc jamais dû être entrepris.
Plus généralement encore, la vision très étroite de l’économie dont relève cette préconisation est-elle encore de mise lorsque, jour après jour, les annonces se succèdent pour indiquer qu’en matière de changement climatique le temps est plus que compté. N’est-il pas temps d’abandonner l’idée qu’il faut « faire entrer le climat dans l’économie » pour au contraire réfléchir à la meilleure manière de « faire entrer l’économie dans le climat » ?
Pour toutes ces raisons, le critère préalable de l’analyse coût/bénéfice semble bien fragile. Si les considérations de coûts ne peuvent évidemment être niées, et si des outils d’évaluation doivent évidemment être conçus et utilisés à condition qu’ils soient robustes, la menace que constitue le changement climatique ne peut être enfermée dans un calcul et une comptabilité pour lesquels les outils appropriés n’existent tout simplement pas.
Benjamin Coriat est professeur émérite à la Sorbonne Paris-Nord. Auteur de « Le Bien commun, le climat et le marché. Réponse à Jean Tirole » (Les Liens qui libèrent, 140 p., 14 €).