L’Europe se meurt, l’Europe est morte… Une nouvelle fois, la tenue d’un référendum, en l’occurrence au Royaume-Uni, montre à quel point l’Union Européenne est devenue impopulaire pour les peuples des pays membres. Le départ du Royaume-Uni survient après la crise des dettes des pays du Sud, la crise grecque, l’échec des politiques d’austérité et de réformes structurelles en même temps que la crise des migrants. De toute évidence, il faut changer l’Europe, en repenser en profondeur tant le cadre institutionnel que les politiques menées.
Selon nous, cela demande en priorité un tournant vers une autre politique tournée vers le plein emploi, la réduction concertée des déséquilibres entre pays, une mise en cause de la domination de la finance sur l’économie, une politique industrielle active organisant la transition écologique, l’harmonisation vers le haut des systèmes sociaux nationaux, une harmonisation fiscale mettant fin à l’évasion fiscale des plus riches et des firmes multinationales, enfin une démocratisation des institutions nationales et européennes redonnant des pouvoirs aux peuples au détriment des technocraties nationales et européennes. Ce n’est que dans ce cadre que des progrès institutionnels pourront être réalisés et acceptés par les peuples.
Pour d’autres au contraire, le départ britannique devrait permettre d’accentuer le caractère fédéral de la zone euro et d’aller vers une Union politique, cela sans consulter les peuples puisque ceux-ci répondent maintenant Non à toutes les questions concernant la construction européenne, cela sans changer les politiques suivies. Aussi les peuples devront-ils être vigilants ; l’avenir de l’Europe dépendra des rapports de force.
Un « Rexit » plutôt qu’un « Lexit ».
Le 23 juin, les Britanniques ont décidé que leur pays quittait l’Union européenne. C’est un choix démocratique, qu’il faut respecter. Cependant, les motivations des votes étaient diverses. Le « Remain » conservateur, était un Oui à une participation britannique limitée à un marché unique par les concessions obtenues par le gouvernement de David Cameron le 19 février à Bruxelles ; le « Remain » travailliste un Oui à l’espoir d’une Europe sociale renforcée, qui garantisse les droits sociaux des salariés britanniques. Le « Brexit » mélangeait le désir des Britanniques de retrouver leur pleine souveraineté et de préserver leur identité nationale, par le rejet de l’immigration, le refus de la solidarité avec les pays européens les plus pauvres, avec des arguments souvent d’inspiration libérale contre la « social-bureaucratie » imposée par Bruxelles. Une partie de la gauche du parti travailliste est certes, depuis toujours, contre l’intégration dans une Europe libérale, mais on ne l’a guère entendue dans la campagne. C’est finalement un Rexit, une sortie avec des arguments réactionnaires, contre la solidarité entre peuples, contre l’harmonisation fiscale, sociale, réglementaire, et non un Lexit, une sortie pour mener une politique plus sociale, plus favorable aux travailleurs, plus solidaire.
Cette sortie est paradoxale dans la mesure où le Royaume-Uni s’était abstrait d’une grande partie des contraintes européennes : la monnaie unique, le Pacte de stabilité et de croissance, le Traité budgétaire, mais aussi la Charte des droits fondamentaux, et qu’il avait été le premier à ouvrir ses frontières aux travailleurs des nouveaux pays membres. Elle est conforme à une vision britannique de l’Europe comme une zone ouverte de libre-échange, sans transferts financiers, ni harmonisation fiscale ou sociale, sans union politique. Le Brexit est aussi conforme à la tradition parlementariste britannique qui ne pouvait qu’être heurtée du fonctionnement autoritaire et anti-démocratique de l’UE.
La campagne des partisans du maintien dans l’UE a reposé principalement sur la peur de l’impact économique du « saut dans l’inconnu ». Le Trésor britannique, puis les institutions internationales (OCDE, FMI) avaient publié des scénarios noirs, imaginant une forte contraction des échanges britanniques et une disparition de l’attractivité du Royaume-Uni pour les entreprises multinationales et les financiers, aboutissant à des pertes importantes de niveau de vie des britanniques. Selon le Trésor britannique, les ménages britanniques seraient plus pauvres de 4300 livres par an à l’horizon 2030, soit une perte de 6,2 % de PIB. Mais les Britanniques n’y ont guère cru, se souvenant des scénarios alarmistes du début des années 1990, lorsque le Royaume-Uni a fait le choix de ne pas entrer dans la zone euro. Ceux-ci annonçaient alors un affaiblissement de l’économie britannique, des pertes d’activité pour la City… Or, force est de constater que la croissance britannique a été nettement plus forte que celle de la zone euro depuis l’introduction de l’euro, et que le rôle de la City s’est accru.
Selon certains partisans du Brexit, le départ de l’UE permettrait un choc fabuleux de déréglementation qui boosterait la compétitivité britannique. C’est peu probable compte tenu de la déréglementation déjà en place au Royaume-Uni, en particulier quant au droit du travail, des engagements internationaux du Royaume-Uni (les accords de la COP21, ceux sur la lutte contre l’optimisation fiscale, ceux sur l’échange international d’informations fiscales et bancaires), et surtout des réticences des Britanniques eux-mêmes à de nouvelles mises en cause de leur État-providence : des partisans du Brexit prétendaient d’ailleurs utiliser les économies sur les transferts européens que le Brexit aurait permis selon eux pour mieux financer le système de santé britannique (NHS).
Le paradoxe est que les classes populaires britanniques ont voté contre une UE qui ne les a pas protégées de la paupérisation induite par la désindustrialisation, la mondialisation, la baisse des dépenses publiques et sociales, la précarisation des emplois, alors même que la plupart des partisans du Brexit présentaient un programme libéral qui accentuerait cette évolution.
Mais l’argument le plus fort reposait sur le refus de voir la technocratie européenne dicter sa loi au Royaume-Uni, sur la volonté de réaffirmer la souveraineté politique britannique pour des questions intérieures qui ne concernent que les Britanniques, de réaffirmer aussi la souveraineté britannique en matière de politique étrangère (le Royaume-Uni veut continuer à jouer un rôle spécifique au Conseil de sécurité, au FMI, dans les négociations internationales et refuse d’y être progressivement remplacé par la Commission européenne comme celle-ci le réclame). L’argument reposait sur la nostalgie du rôle impérial du Royaume-Uni, mais aussi sur le refus d’une immigration jugée incontrôlée, non tant pour des raisons économiques, mais pour des raisons surtout de maintien du mode de vie britannique.
Certains préconisent que l’Europe adopte une attitude dure, visant à punir Londres pour faire un exemple et décourager les futurs candidats à la sortie. L’Europe imposerait au Royaume-Uni de renégocier l’ensemble des traités commerciaux en partant des seules règles de l’OMC, inciterait les entreprises multinationales à relocaliser dans l’UE leurs usines et sièges sociaux, fermerait l’accès du marché européen aux banques britanniques de façon à rapatrier à Paris ou à Francfort l’activité bancaire et financière de la zone euro. Mais il faudrait que l’Europe, favorable à la libre circulation des marchandises, des services, des personnes, des entreprises, se mette à dresser des obstacles contre le Royaume-Uni. En sens inverse, Londres pourrait jouer la carte du paradis fiscal et réglementaire, carte qu’il avait déjà commencé à jouer en annonçant une baisse de 20 % à 17% de son taux de l’IS. L’Europe devra alors choisir entre deux stratégies. Il serait catastrophique de se lancer dans la concurrence avec le Royaume-Uni ; les milieux financiers proposent déjà de revoir nos réglementations et notre fiscalité pour attirer en France les investisseurs internationaux financiers, comme si nous avions effectivement besoin d’eux, comme si l’objectif était plus de spéculation en France.
Nous sommes au contraire partisans d’un tournant profond dans la stratégie européenne, pour protéger la capacité des pays européens à choisir leur modèle économique et social : lutter contre le dumping social, rétablir les barrières nécessaires pour éviter les transferts de profits dans les pays à bas taux d’imposition de sorte que les profits réalisés dans un pays y soient bien taxés, limiter l’accès aux marchés bancaires et financiers européens aux institutions qui respectent les normes européennes (qui devraient être durcies), aller jusqu’au bout du combat pour imposer à toutes les institutions financières l’obligation de déclaration des avoirs des non-résidents au fisc de leur pays.
Mais deux questions de fond restent ouvertes. Quelles sont les souverainetés nationales qui doivent être respectées et quelles sont celles que les peuples doivent volontairement abandonner, par exemple en matière de lutte contre le changement climatique, de normes écologiques ou sanitaires, d’harmonisation fiscale et sociale ?
Comment décider des normes du commerce international ? L’évolution en cours (des traités bilatéraux signés sous la pression des lobbys sans consulter les peuples) est dangereuse. Comment mettre en place un multilatéralisme ouvert, soucieux de normes sanitaires, sociales et écologiques ?
Quelle Europe ?
L’Union européenne, et tout particulièrement la zone euro, se porte mal. Les déséquilibres entre pays membres se sont accrus avant la crise de 2008. Après celle-ci, la zone euro n’a pas été capable de mettre en place une stratégie coordonnée permettant le retour vers un niveau satisfaisant d’emploi et la résorption des déséquilibres entre États membres. Les performances économiques sont médiocres pour de nombreux pays de la zone euro et catastrophiques pour les pays du Sud. La stratégie mise en œuvre depuis 1999, renforcée depuis 2010 « discipline budgétaire/réformes structurelles » a un bilan catastrophique sur les plans économique et social ; elle dépossède les peuples de tout pouvoir démocratique. C’est encore plus vrai pour les pays qui ont « bénéficié » de l’assistance de la Troïka (Grèce, Portugal, Irlande) ou de la BCE (Italie, Espagne) – une mise sous tutelle mortifère en réalité. En 2015, le plan Juncker destiné à relancer l’investissement, a marqué un certain tournant, mais celui-ci demeure timide et mal assumé : il ne s’accompagne pas d’une réflexion sur la stratégie macroéconomique et structurelle. Par ailleurs l’Europe n’est pas un pays. Il existe entre les membres de l’UE des divergences importantes d’intérêts, de situation, de dynamisme démographique, d’institutions, d’idéologies qui rendent tout progrès difficile. Comment faire converger vers une Europe sociale ou une Europe fiscale des pays dont les peuples sont attachés à des systèmes structurellement différents ? Cela d’autant plus qu’aujourd’hui, compte tenu des rapports de force, la convergence, sous l’égide d’une Commission et d’un Conseil tels qu’ils sont actuellement, se ferait vers le bas. L’Europe aurait besoin d’une stratégie économique et sociale forte, mais celle-ci ne peut pas être aujourd’hui décidée collectivement en Europe tant qu’un rapport de force satisfaisant n’aura pas été établi.
Ce marasme a deux causes fondamentales. La première concerne l’ensemble des pays développés. La mondialisation creuse un fossé profond entre ceux qui y gagnent et ceux qui y perdent. Les inégalités de revenus et de statuts s’accroissent. La part des emplois précaires et mal payés augmente. Les classes populaires sont les victimes directes de la stratégie des entreprises d’aller produire dans des pays à bas salaires (que ce soient les pays asiatiques ou les pays d’Europe centrale et orientale) ou d’utiliser des travailleurs détachés à bas coût. On leur demande d’accepter des baisses de salaires, de prestations sociales, de droits du travail. Dans cette situation, les élites et les classes dirigeantes peuvent être ouvertes, mondialistes et pro-européennes tandis que le peuple est protectionniste et nationaliste. C’est le même phénomène qui explique la poussée du Front National de l’AFD, de l’UKIP, et aussi aux États-Unis de Donald Trump chez les Républicains.
L’Europe est actuellement gérée par un fédéralisme libéral et technocratique, qui veut imposer aux peuples des politiques ou des réformes que ceux-ci refusent, pour des raisons, parfois discutables, parfois contradictoires, mais souvent légitimes. L’Europe, telle qu’elle est actuellement, affaiblit les solidarités et cohésions nationales, ne permet pas aux pays de choisir des stratégies spécifiques, que rend nécessaires la disparité des situations des États membres. Dans une telle situation, le retour à la souveraineté nationale est une tentation logique.
Ainsi, tout vote populaire est un vote contre l’Union européenne. En même temps, la déstabilisation des classes populaires sous l’effet de la désindustrialisation, de la précarisation, fait qu’une alternative conduite par les forces progressistes a du mal à apparaître en Europe.
Le départ du Royaume-Uni, farouche partisan du libéralisme économique, hostile à toute augmentation du budget européen, à tout accroissement des pouvoirs des institutions européennes, et à l’Europe sociale, pourrait modifier la donne dans les débats européens, mais certains pays d’Europe centrale et orientale, les Pays-Bas et l’Allemagne, ont toujours eu la même position que le Royaume-Uni. Certes, le départ de Jonathan Hill du poste de Commissaire à la régulation financière est une bonne nouvelle. Mais les classes dirigeantes, les milieux d’affaires, les institutions financières se sont toujours opposés à tout progrès de la régulation économique (que l’on pense par exemple aux débats sur la séparation des banques de dépôt et des banques d’affaires ou sur la taxation des transactions financières). Le Brexit ne suffira pas, à lui seul, sans modification du rapport de force, à provoquer un tournant dans les politiques européennes. Mais le débat est ouvert, comment faire évoluer l’Europe ? Le débat se pose sur deux plans, le cadre institutionnel et les politiques menées.
Quelles politiques ?
En la matière, les choses sont relativement claires. Deux stratégies sont possibles.
La première serait de poursuivre et accentuer la politique actuelle. Cela consiste à imposer aux peuples des politiques d’austérité budgétaire, de baisse des dépenses publiques et sociales, de baisse aussi des impôts sur les plus riches et les entreprises ; et en parallèle à mettre en œuvre des politiques de réformes structurelles, c’est-à-dire de libéralisation des marchés des biens et des services, des marchés financiers, des marchés du travail. Les dettes publiques ne seront pas garanties de sorte que les marchés financiers se verront confier la tâche de contrôler les politiques budgétaires. Les pays seront censés lutter pour améliorer leur compétitivité en faisant pression sur les salaires et les dépenses sociales. Cette stratégie accepte et encourage la croissance des inégalités sociales, les plus riches bénéficient de la mondialisation, les plus pauvres en souffrent ; d’autre part, elle induit un déficit permanent de demande qu’il faut compenser par des taux d’intérêt nuls, la hausse de l’endettement et les bulles financières, ce qui crée un risque permanant d’instabilité ; enfin, elle néglige la contrainte écologique.
La seconde consisterait en une rupture franche vers une autre politique tournée vers le plein emploi et la réduction concertée des déséquilibres entre pays. La BCE doit garantir les dettes publiques de tous les pays membres et maintenir durablement les taux d’intérêt en dessous du taux de croissance pour réduire le poids de l’endettement public. Elle doit s’inscrire dans une politique visant à obliger les banques à se détourner des activités spéculatives (en particulier par la taxation des transactions financières) pour financer les activités productives (en particulier la ré-industrialisation et la transition écologique). Une nouvelle stratégie de croissance doit s’appuyer sur la distribution de salaires et de revenus sociaux, sur l’harmonisation vers le haut des systèmes sociaux nationaux, sur la relance des investissements publics, comme sur une politique industrielle active, organisant et finançant le tournant vers une économie durable. La lutte contre les inégalités de revenus et de statuts, le tournant écologique, obligent à une remise en cause des pouvoirs au sein des entreprises qui ne doivent plus être gérées dans l’intérêt des actionnaires, mais dans l’intérêt collectif. La restauration des finances publiques passe aussi par la fin de la concurrence fiscale, par la lutte contre les paradis fiscaux et contre l’évasion et l’optimisation fiscales. La démocratisation des institutions nationales et européennes doit redonner des pouvoirs aux peuples au détriment des technocraties nationales et européennes.
La question est donc politique. Comment créer les rapports de force en Europe et dans chaque pays pour engager la rupture nécessaire ? Début 2016, le Royaume-Uni a mis en question les politiques européennes sur des points qu’il jugeait cruciaux pour lui et avait obtenu, en grande partie, gain de cause. Sa fermeté avait payé. Pourquoi la France (et l’Italie) n’ont-elles pas eu une attitude similaire en 2012, par exemple, quand l’Union européenne imposait la signature du Traité budgétaire et la poursuite de la politique d’austérité ? Certes, on peut accuser une telle attitude de fragiliser l’Europe, mais l‘Europe serait encore plus fragilisée par la poursuite des politiques actuelles. Aussi, la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Grèce, les forces syndicales doivent refuser clairement la stratégie « austérité budgétaire/réformes structurelles » et doivent paralyser l’Europe tant que la rupture nécessaire n’aura pas été accomplie. Il faut ouvrir une nouvelle crise en Europe.
Une Europe à deux vitesses ?
Le départ du Royaume-Uni, l’éloignement de fait de certains pays d’Europe centrale (Pologne, Hongrie), les réticences du Danemark et de la Suède pourraient pousser à passer explicitement à une Union à deux vitesses. Beaucoup d’intellectuels et de personnalités politiques, nationaux ou européens, pensent que la présente crise pourrait en être l’occasion. L’Europe serait explicitement partagée en trois cercles. Le premier regrouperait les pays de la zone euro qui, tous, accepteraient de nouveaux transferts de souveraineté et bâtiraient une union budgétaire, fiscale, sociale et politique poussée. Un deuxième regrouperait les pays européens qui ne souhaiteraient pas participer à cette union. Enfin, le dernier cercle regrouperait les pays liés à l’Europe par un accord de libre-échange (Norvège, Islande, Liechtenstein, Suisse aujourd’hui, d’autres pays et le Royaume-Uni demain).
Ce projet pose cependant de nombreux problèmes. Les institutions européennes devraient être dédoublées entre des institutions zone euro fonctionnant sur le mode fédéral et des institutions de l’UE continuant à fonctionner sur le mode Union des États membres. Beaucoup de pays actuellement en dehors de la zone euro sont hostiles à cette évolution qui, selon eux, les marginaliserait en membres de seconde zone. Elle compliquerait encore le fonctionnement de l’Europe s’il y a un Parlement européen et un Parlement de la zone euro, des commissaires zone euro, des transferts financiers zone euro et des transferts UE, etc. De nombreuses questions devraient être tranchées deux ou trois fois (une fois au niveau de la zone euro, une fois au niveau de l’UE, une fois au niveau de la zone de libre-échange).
Selon la question, le pays membre pourrait choisir son cercle, on irait vite vers une union à la carte. Cela est difficilement compatible avec une démocratisation de l’Europe puisqu’il faudrait vite un Parlement par question.
Les membres du troisième cercle seraient eux dans une situation encore plus difficile, obligés de se plier à des réglementations sur lesquelles ils n’auraient aucun pouvoir.
Surtout, il n’y a pas d’accord des peuples européens, même au sein de la zone euro, pour aller vers une Europe fédérale, avec toutes les convergences que cela supposerait. Dans la période récente, les cinq présidents et la Commission ont proposé de nouveaux pas vers le fédéralisme européen : création d’un Comité budgétaire européen, création de Conseils indépendants de compétitivité, conditionnement de l’octroi des fonds structurels au respect de la discipline budgétaire et à la réalisation des réformes structurelles, création d’un Trésor européen et d’un ministre des finances de la zone euro, évolution vers une Union financière, unification partielle des systèmes d’assurance chômage. Cette évolution renforcerait le pouvoir d’organismes technocratiques au détriment des gouvernements démocratiquement élus. Il serait inacceptable qu’elle soit mise en œuvre, comme c’est déjà le cas en partie, sans que les peuples soient consultés.
Certains proposent une union politique où les décisions seraient prises démocratiquement par un gouvernement et un parlement de la zone euro. Mais peut-on imaginer un pouvoir fédéral, même démocratique, capable de prendre en compte les spécificités nationales dans une Europe composée de pays hétérogènes ? Peut-on imaginer les décisions concernant le système de retraite français prises par un Parlement européen ? Ou un ministre des finances de la zone imposant des baisses de dépenses sociales aux pays membres (comme la Troïka le fait pour la Grèce) ? Ou des normes automatiques de déficit public ? Selon nous, compte tenu des disparités actuelles en Europe, les politiques économiques doivent être coordonnées entre pays et non décidées par une autorité centrale.
Dans les pays les plus avancés, la France en particulier, l’objectif des classes dirigeantes est clair : utiliser l’argument de la convergence pour affaiblir le rôle redistributif de la fiscalité (supprimer l’ISF, diminuer la taxation des revenus du capital), pour réduire les dépenses publiques et sociales, pour affaiblir de droit du travail.
Il faut combattre la stratégie actuelle de la technocratie européenne et des forces libérales : utiliser la crise actuelle pour progresser sans rupture franche vers « une union toujours plus étroite ». L’UE doit vivre avec une contradiction : les souverainetés nationales auxquelles les peuples sont attachés doivent être respectées tant que faire se peut ; l’UE doit mettre en œuvre une stratégie macroéconomique et sociale, forte et cohérente. L’UE n’a pas de sens en elle-même, elle n’en a que si elle met en œuvre un projet, afin de défendre un modèle spécifique de société, le modèle social européen, le faire évoluer pour intégrer la transition écologique mais aussi pour donner plus de pouvoir aux salariés, éradiquer le chômage de masse, résoudre les déséquilibres européens de façon concertée et solidaire. Mais il n’y a pas d’accord en Europe sur la stratégie à mener pour atteindre ces objectifs. L’UE, incapable de sortir globalement les pays membres de la récession, de mettre en œuvre une stratégie cohérente face à la mondialisation, est devenue impopulaire. Ce n’est qu’après un changement réussi de politiques, qu’elle pourra retrouver l’appui des peuples et que des progrès institutionnels pourront être mis en œuvre.