Un front unique contre l’austérité,
par Cédric Durand et Razmig Keucheyan
Toujours chercher la contradiction principale. Cette recommandation du révolutionnaire Mao – pas encore président au moment où il l’énonce – vise à trouver l’élément de cohérence dans une situation politique aux contours incertains. Aujourd’hui, la contradiction principale n’est pas difficile à repérer. D’un côté, on trouve ceux qui s’apprêtent à mettre en œuvre une nouvelle vague d’austérité et à défendre coûte que coûte le triple A français. Dans la classe politique, ils sont de toute évidence les plus nombreux. S’il est un enseignement à tirer de la primaire socialiste, c’est que le PS ne se distingue guère en la matière de Nicolas Sarkozy ou des préconisations des instances européennes.
De l’autre côté de la contradiction principale se trouvent ceux qui vont résister à l’austérité. Minoritaires dans la classe politique, ils promettent en revanche d’être nombreux dans la population si un front de résistance social et politique se met en place à temps.
Les forces susceptibles de résister à l’austérité se divisent à l’échelle globale en trois principaux secteurs. D’abord, un ensemble de partis politiques, fruits des recompositions au sein de la «gauche de la gauche» depuis une vingtaine d’années. De Die Linke en Allemagne au Bloco de Esquerda au Portugal, de l’Alliance rouge-verte au Danemark à la pléthorique gauche radicale grecque, en passant par le Nouveau parti anticapitaliste et le Front de gauche en France, les tentatives de mettre sur pied des organisations situées à gauche de la social-démocratie n’ont pas manqué au cours des dernières décennies. Par-delà la diversité des situations, ces organisations ont en commun de regrouper ce qui reste du mouvement ouvrier du XXe siècle : communistes, trotskistes, socialistes, libertaires… Elles fonctionnent par ailleurs comme des partis politiques traditionnels, avec militants encartés, participation aux élections ou encore élaboration de programmes.
A côté de ces organisations ont proliféré des mouvements eux aussi hostiles au système, mais résolument non partisans. Le mouvement altermondialiste, le mouvement pour la «justice climatique» ou l’actuel mouvement des Indignés – dont la branche états-unienne «Occupy Wall Street» est une déclinaison particulièrement visible – en sont des exemples. Ces mouvements ne se caractérisent pas par leur refus de l’organisation, loin s’en faut. Ce qui leur confère leur originalité, c’est le rejet de toute forme de représentation ou de délégation durable. Des délégués sont, certes, parfois élus dans le cadre d’un forum social ou d’une occupation. Mais leur mandat dure aussi longtemps que dure l’événement. Produire une politique d’émancipation à l’abri du gouvernement représentatif est donc la principale ambition de ces mouvements. Cette hostilité envers la représentation a en partie pour origine la bureaucratisation et la récupération par le système des organisations de la gauche au XXe siècle. Aux yeux de ces mouvements, la représentation conduit inéluctablement à la compromission avec l’ordre existant.
La troisième composante de la contestation est plus ambivalente : il s’agit des syndicats. Affaiblis par des effectifs en déclin, ceux-ci ont presque partout accompagné l’érosion des compromis sociaux d’après-guerre, en se limitant à tenter de les ralentir. Mis sur la touche depuis peu par des gouvernements qui n’ont plus rien à leur offrir et qui ont décidé d’accélérer la destruction des compromis sociaux en question, les syndicats commencent à basculer dans la contestation. En Grèce, mais aussi au Portugal et dans une moindre mesure en France, en Espagne et en Italie, des grèves puissantes se multiplient à leur initiative qui attestent d’une capacité de mobilisation encore considérable.
Ces trois secteurs de la contestation ne communiquent pas. A la méfiance des uns envers des appareils politiques perçus comme intégrés au système correspond la méfiance des autres envers des mouvements considérés comme incontrôlables, tandis que les troisièmes peinent à tirer toutes les leçons de la crise pour leur position. Il n’y a toutefois rien de plus urgent que d’organiser la rencontre de ces trois secteurs. Cette rencontre pourrait prendre la forme d’un front social et politique – d’un front unique contre l’austérité -, dont les formes d’organisation seront nécessairement souples, mais dont le critère d’appartenance serait l’hostilité de principe à l’austérité qui vient.